A la TL²B, si nous sommes parfois très opposés à certaines décisions de l'ONF, nous n'en sommes pas moins sensibles au mal-être des hommes et femmes de l'administration forestières face aux réformes répétitives et l'évolution de leur métiers. Nous avons depuis dix ans consacrés de très nombreux articles à ce sujet et reçus plusieurs témoignages de ces forestiers de terrain. En voici un nouveau qui met en évidence avec beaucoup d'émotions les difficultés rencontrés par ces professionnels passionnés ces vingt dernières années ! C'est sans doute un peu long mais nous avons souhaité conserver l'intégralité de cette lettre d'un forestier de l'ONF, par ailleurs membre
du Snupfen-Solidaires (leur syndicat) de Franche-Comté.
Forestiers de l’an 2000…
"J'ai commencé en 1998… Une autre époque. Un triage de 800 hectares, deux
communes. Le temps de faire les choses bien, propres, dans le détail. Le temps
de discuter avec le papy qui sort son bois de la tourbière avec sa brouette, d’échanger
avec les bûcherons, les ouvriers, pour qu’ils me racontent aussi, qu’ils
m’apprennent. Les plus beaux hêtres se tranchaient à 3500 francs du mètre cube,
et les feuillus précieux flambaient, vendus à la pièce sur les parcs à grumes,
jusqu’à 90 000 francs du mètre cube ! Du jamais vu…
En ce temps-là, les marteaux étaient toujours au coffre, à la division, gardés
comme un trésor. On ne coupait les feuillus qu’en hiver, hors sève, et on
attendait le gel pour débarder. Le bûcheronnage était saisonnier… comme les
dégagements sylvicoles.
Et puis, le 26 décembre 1999, j’ai compris. J’ai compris qu’on ne
maîtrise rien, tout forestier qu’on soit. Qu’on ne sait rien de l’avenir, du
possible ou de l’impossible. Que la nature, quoi qu’il arrive, a le dernier
mot. J’ai vu mes collègues perdre toute leur vie de travail en deux heures.
Perdre tous leurs repères… Le monde entier est venu acheter du bois : on a
rempli des wagons, des containers, qui partaient jusqu’au bout du monde. On a
cubé pendant des mois, tous les jours, des milliers de mètres cubes, des
kilomètres de grumes le long des routes. On était les forestiers de l’an 2000,
et on avait l’impression de vivre l’apocalypse forestière…
Mais la forêt a repoussé, riche de cette glandée qu’on attendait depuis quinze
ans, de toutes cette fructification miraculeuse, juste avant Lothar. Elle
savait, la forêt. Nous, forestiers de l’an 2000, allions passé notre vie à
mener ces peuplements issus de cette terrible tempête. Mon premier triage
ravagé, j’ai découvert la sylviculture extensive, le cassage, le traitement
irrégulier. Dans des trouées de 200 hectares, les ouvriers ont repris le
croissant. Et ils étaient contents. Et c’était beau toute cette régé mélangée,
riche, vive… C’était beau, même s’il fallait lutter encore, pour que les
crocodiles qui voulaient profiter de la tempête ne mettent pas la main sur ces
forêts, ne massacrent pas les sols pour en faire des lotissements, des routes,
des carrières, à coup de milliers d’euros. Des millions promis en masse aux
communes sinistrées, et même aux directions qui voyaient d’un bon œil arriver
les 12% de ces jolis millions promis... Il a fallu convaincre, défendre, tenir
bon malgré les menaces, montrer aux élus toute la richesse de ces milieux
meurtris mais si importants…
Et puis il y a eu la réforme aussi. On a lutté, oui, de toutes nos
forces je crois. C’était beau. Nous étions ensemble, solidaires. Je pense
vraiment qu’on a réussi à éviter le pire, malgré tout. Mon deuxième triage, sur
7 forêts, a pris d’abord une, puis trois, puis 5 forêts supplémentaires au fil
des années. On m’a changé d’équipe, on m’a retiré les forêts debout pour des
forêts rasées. On a eu la canicule aussi, en 2003, son lot de chenilles, de
scolytes… On s’est mis à marteler à la peinture, toute la journée, toute
l’année. A couper les bois en toute saison, à débarder par tous les temps, pour
les ventes. Tout s’est mis dans le même rythme. Mais toujours, toujours la
forêt repoussait.
On nous disait tout ce qu’on ne ferait plus, que tout irait bien, parce que les
communes s’en débrouilleraient plutôt que de payer. Mais elles payaient, les
communes, cash, pour que surtout rien ne change.
A la seizième forêt qu’ils m’ont rajouté, j’ai dit non. Stop. J’ai laissé mes
500 cessionnaires, mes papys, mes conseils municipaux, mes petites et grosses
mairies, mes bûcherons caractériels. J’ai choisi la montagne, plus loin, plus
dure, plus rude, mais si belle aussi… La forêt des pentes et des roches,
mélangée, jardinée. La francomtoise. J’y ai retrouvé le marteau et les saisons…
Mars 2018, FD Fontainebleau Forestiers ONF en grève |
Et moi qui m’étais juré de ne jamais porter d’étiquette, j’ai sauté le pas :
j’ai pris des engagements, vraiment, au Snu. J’ai porté ses valeurs, son cri,
car c’était aussi les miens : quelles forêts pour nos enfants ?
On a lutté oui,
de toutes nos forces, défendu ces forêts et leurs forestiers. J’ai découvert le
mépris aussi, de ceux qui font semblant de nous écouter mais qui n’entendent
rien, parce qu’ils savent mieux. Mais le mépris aussi de ceux qui se demandent
toujours : « Mais que font les syndicats ??? » J’ai pris la morsure des
sous-entendus… Ben oui parce que quand tu sièges tu n’es pas sur ton triage,
donc tu ne fais rien. Et quand tu n’obtiens pas ce que veulent ceux que tu
représentes, c’est que tu ne sers à rien, que tu es vraiment nul, que tu vas
juste glandouiller avec tes potes pendant que les autres bossent ! Et si tu ne
sièges plus parce que cette mauvaise foi en face est juste insupportable, ce
gouffre entretenu entre la direction et notre réalité quotidienne, la
malhonnêteté des promesses jamais tenues, quand en face de toi les dirigeants
eux-mêmes s’assoient sur la loi pour faire la leur, quand tu renonces parce que
même si tu dis non ça ne change rien, les autres, ceux qui restent en forêt sans
surtout en sortir, tu les entends encore : mais que font les syndicats ?
Et toi, tu fais quoi ?
J’ai vu les dépressions des collègues autour de moi, les burn-out. Les départs
en retraite non remplacés. Les collègues déçus, aigris, plein d’amertume, partir
soulagés en nous souhaitant bonne chance et bon courage. Les contractuels non
renouvelés. Mais il y a eu des belles choses aussi. J’ai vu les jeunes arriver,
motivés, heureux. On s’est mis à garder des bois bio, à tenir compte ça et là
des sols, des oiseaux, de toutes ces espèces en train de disparaître. Les
réseaux naturalistes se sont développés. Je me suis enrichie de toujours plus
d’expériences, d’échecs et de réussites, de petites victoires et de grandes
déceptions. Et puis, toujours, nourrissant, ces petits moments de grâce dans le
quotidien du forestier : la lumière dans les houppiers dans les fins de journée
d’automne, le givre qui fige la moindre brindille au petit matin, le faon niché
et tremblant sous la ronce, la mer de nuage sous la crête… Le chant d’une
Tengmalm au détour du chemin, le grand tétras levé au bout d’une virée … Tous
ces petits riens qui font de ton métier l’un des plus beaux, que tu ne
changerais pour rien au monde.
On s’est adapté aux nouveaux services, aux nouveaux départs, aux
expérimentations, au TDS, aux nouvelles directives, aux contre-ordres, aux
notes de service, à Teck, à ProdBois, aux services qui se vident, aux postes
jamais pourvus, aux intérims interminables.
Coupe de jeunes hêtres et vieux pins en Forêt de Fontainebleau |
J’ai appris à dire non, encore.
C’est très mal vu, mais salutaire. On a aussi martelé des peuplements entiers
de chênes de 45 au-dessus de rien, parce qu’il y avait du retard dans les
aménagements, parce que la surface d’équilibre, parce que ceci, parce que cela.
J’ai vu les prix des bois chuter toujours plus bas, remonter parfois avant de
redescendre, la direction demander de prélever plus pour compenser. J’ai vu des
bûcherons payer toujours plus de charges sans pour autant gagner un euro de
plus. 100 francs du mètre cube en 1999, 15 € en 2019 : étrange, mais ça n’a pas
bougé. J’ai vu des gros bois partir en tritu : des siècles de croissance pour
finir en lamellé collé dans un meuble en kit qui finira à la déchetterie dans
dix ans… Pour 38 €, 250 balles… Je ne m’y fais pas, ça me fait toujours mal, à
chaque fois. Je préfère les savoir mourir en forêt de leur belle mort. J’ai vu
des machines de plus en plus grosses, de plus en plus lourdes, sortir tout de
la forêt, parfois jusqu’aux feuilles et aux aiguilles. J’ai vu des forestiers
retourner marteler parce que l’objectif n’était pas atteint. J’ai senti
l’amertume de ceux qui n’avaient pas eu le concours, l’examen, des contractuels
payés au lance-pierre et gentiment remerciés. Pour boucler le budget on a fermé
le campus, vendu les Arcs, vendu le siège pour mieux le louer ensuite.
J’ai vu le bon sens se perdre, comme fondu, au nom du chiffre, des objectifs,
et du budget …
Et puis il y a eu 2019. Ce printemps-là, j’ai compris plus
encore. En 2019, les sapins se sont mis à sécher même en hiver… Même les plus
beaux, surtout les plus beaux, les plus vieux, les plus grands, les uns après
les autres, se sont éteints, comme ça, soudain. Il s’est mis à pleuvoir des
feuilles et des aiguilles, en plein été, même dans les jeunes peuplements, même
dans les peuplements les plus mélangés, les plus sains, même en RBI. En plus
des frênes qui mourraient déjà, se sont mis à sécher les hêtres, les sapins,
les épicéas. Le paysage a changé, très vite, en quelques mois... J’ai marqué
des bois secs ou en train de mourir tous les jours. Tous les jours. Et j’ai
compris que moi, forestier de l’an 2000, je ne laisserai peut-être rien
derrière moi… Rien du travail de toutes ces générations de forestiers, rien de
ces vingt ans à y croire si fort. Le gibier en surpopulation bouffe tout en
dessous, tout sèche au-dessus. Le gel de mai a cramé les feuillus, puis ils ont
pris la canicule de juin, puis celle de juillet, puis celle d’août. En octobre,
les scolytes continuaient encore dans les épicéas. Et j’ai pleuré, oui, j’ai
pleuré. Je n’ai pas honte de le dire. J’ai pleuré en martelant des sapins
centenaires, qui se dressaient si fièrement hier encore. Je leur ai demandé
pardon, à eux qui ont traversé les deux guerres, la sécheresse de 76 et celle
de 2003, qui ont survécu à Lothar, à la neige, au vent, aux orages et aux
crues… Pardon, pardon pour les hommes… pardon pour tout ce carbone rejeté sans
conscience, pardon pour cette insouciante surconsommation perpétuelle, pardon
pour cette chaleur implacable qui vous tue…
Plantation de sapins, France |
On savait, depuis longtemps, mais on
a continué, comme si de rien n’était… Pardon, pardon… On a tous, chacun, notre
responsabilité. Parce qu’on n’a pas entendu, pas cru, parce qu’on a pensé que
c’était pour demain, et que demain ce ne serait pas pour nous, pas pour eux…
Parce qu’on s’est laissé convaincre, qu’on a laissé gouverner les crocodiles,
préservé notre petit confort… Parce que la lutte n’a pas suffi…
J’ai compris que mes petits enfants ne connaîtraient pas ces forêts de grands
bois, si fiers, si riches… Que le monde qu’on a connu jusqu’ici ne sera plus
jamais le même.
Il y a, à un moment donné, quelque chose qui s’est brisé en moi…
On m’a dit de ne pas m’inquiéter, que ce n’était pas si grave. Que ça allait
s’arranger. S’arranger ? Les étés à venir ? Les canicules, les sécheresses, les
parasites, les tempêtes, les crues ? Non, soyons réalistes, honnêtes avec
nous-même. Ça ne va pas s’arranger. Nous le savons très bien. Les sapins, les
hêtres, ne sont pas faits pour des températures de 40°, des nuits sans rosée.
Le chalara, les chenilles, les scolytes, non, ça ne va pas s’arranger.
Au bout de six mois, oui, finalement tout le monde a reconnu qu’il y avait là
une crise, grave. Il y a des embauches de CDD, non affectables aux triages
vacants bien sûr, des financements pour les camions qui emmènent les bois au
large. Mais le feuillus précieux partent chez Ikea, les scieurs locaux n’ont
plus de contrats, il a fallu leur vendre nous-même nos lots sans le service
bois. On continue de marcher sur la tête, à l’envers…
Mais depuis quelques semaines, je sais, moi, forestier de l’an 2000, quel est
mon projet pour les 20 prochaines années. Parce que comme il y a vingt ans, les
crocodiles vont revenir à l’assaut, auprès des communes démunies. Ils vont
essayer de convaincre, promettre les milliers, les millions d’euros. Si nous
n’avons, nous, en face, qu’un argument de dépenses et de plantations aléatoires
à leur proposer, qui s’adapteront peut-être malgré les printemps secs, malgré
le gibier, à coup de subventions, ou pas, si c’est ça notre réponse, on va
droit dans le mur.
Mais la forêt, résiliente, toujours, s’adaptera. Il faut
juste lui laisser le temps et l’espace nécessaire. Préserver à tout prix, cet
espace, et ces sols. Ce ne seront plus les mêmes forêts, les mêmes arbres. Le
climat nouveau est arrivé, et ce sont d’autres essences, d’autres équilibres
qui vont se mettre en place. La forêt nouvelle s’adaptera. Laissons-lui juste
le temps, les dizaines d’années nécessaires.
Mais en attendant, nos arbres ne
tiendront plus les sols de montagne, les roches, ne retiendront plus les crues,
ne réguleront plus l’eau, là-haut. Alors partout, jusqu’au plus bas de la
plaine, tous en subiront les conséquences. Nous n’en avons pas fini avec les
inondations, ni avec les sécheresses. Malheureusement si nous, forestiers,
sommes aux premiers fronts, je crains que tant qu’il y a de l’eau au robinet,
peu de gens prennent vraiment conscience de l’urgence, de la gravité de la
situation. Mais il va venir très vite le moment où l’eau ne coulera plus au
robinet. Bien plus vite qu’on ne le pense, car nous sous estimons largement la
part de la biosphère dans les équilibres climatiques. La disparition de la
forêt, même juste pour un temps, même juste pour une ou deux générations
humaines, c’est la disparition de la régulation de l’eau. Et ce n’est pas en
jouant aux apprentis sorciers, en espérant accompagner les migrations des
espèces végétales sans que l’on sache du tout quelle sera l’évolution du climat
dans 10, 20, 60 ans, en plantant tout et n’importe quoi n’importe où, qu’on va
éviter ça.
Régé en forêt de sapins, France |
Non, le boulot du forestier d’aujourd’hui et de demain ne sera plus
de produire ou de récolter du bois, ouvrons les yeux, mais bel et bien de
protéger les forêts pour protéger l’eau, donc la vie.
Protéger les forêts pour protéger l'eau, donc la vie. Pas
seulement celle de la faune et de la flore, mais toute la vie, de toutes les
espèces, nous compris. Et si cette protection des sols et de la résilience
forestière naturelle, qui a juste besoin du temps et de l’espace nécessaire, ne
deviennent pas une priorité absolue, si l’on ne prend pas conscience qu’il faut
dès à présent s’adapter au temps dont elle a besoin, et non plus essayer de
l’adapter au temps de nos courtes générations, alors nous allons, très vite, le
payer, et très cher.
J’ai reconnu cette brisure en moi, je l’ai reconnue car je l’ai vue dans les
yeux de mes collègues en 2000. Mais cette brisure j’en ai fait une force
aujourd’hui : mes yeux sont ouverts, je sais où est ma place, quel est mon
rôle. Si le quotidien reste difficile, je sais, moi, mes priorités absolues. Et
je sais combien chacun a besoin du forestier pour être là, pour protéger ce qui
survit des feux à venir, de la destruction des sols forestiers, de la pollution
et des crocodiles. Gageons qu’il faudra beaucoup, beaucoup de temps avant que
cette prise de conscience monte jusqu’aux cerveaux encombrés de nos dirigeants.
Espérons que lorsque l’eau ne coulera plus au robinet, que lorsque la Seine
aura envahi Paris, ils feront le lien, et réfléchirons non plus en euros,
mais avec du bon sens, non plus à échéance électorale, mais à l’échelle de la
vie.
Je suis forestier de l’an 2000, et la première chose que j’ai apprise, lorsque
j’avais vingt ans, c’est que le forestier doit avant tout préserver sa surface
forestière, l’état forestier. C’est ce qu’il y a de plus difficile, mais c’est
notre métier, avant tout. Il est plus que jamais fondamental aujourd’hui. Tout
ce que nous pourrons préserver donnera une chance supplémentaire à nos enfants,
à nos petits-enfants, de connaître les arbres, les forêts, l’eau. De survivre…
Ne l’oublions jamais."
Pour ceux qui voudraient aller encore plus loin dans la compréhension du problème de l'ONF et du mal-être des forestiers, nous vous invitons à lire ou relire certains de nos articles sur le sujet dont voici une petite sélection des plus incontournables :
Le temps des gens qui protègent la nature est venu....
RépondreSupprimerFrançois ROY