Do it for the Gram, le pouvoir de (nuisance) des images

La Tribune Libre de Bleau fête ses 10 ans ! Depuis 2009, les éco-respondants de la Tl²B ont publié 1543 articles dont bon nombre d’entre eux avaient pour seul but que d’éveiller les consciences sur l’impact de nos activités de sports et loisirs sur la nature, à commencer par Bleau et l’escalade. Qu’est-ce qui a changé en dix ans ? Pas grand-chose sans doute si ce n’est la croissance d’internet et des réseaux sociaux. À l'heure des influenceurs, des Instagram, Facebook, Youtube et Pinterest... le pouvoir de l’image vidéo ou photo n’a jamais été aussi fort. Un sujet que nous avions déjà longuement abordé en 2011 et 2012 à propos des vidéos d'escalade. Aujourd'hui, lorsque une image devient virale elle peut changer nos vies. Ce n'est pas nouveau, c'est juste considérablement amplifié par la puissance d’internet ! Les conséquences peuvent être extrêmes pour son auteur et son sujet. Extrêmement positives (gloire, argent…) et ou extrêmement négatives ( puisqu’elles ont poussé certains au suicide…). Mais qu’en est-il des photographies d'outdoor ? Quelles sont les conséquences pour la nature ? Vous voyez où on veut en venir ? Tant mieux ! Et si vous avez le courage de lire ce long article jusqu'au bout (merci d'avance), vous pourriez bien être choqués.

Nous sommes bombardés d’images qui nous donnent envie de parcourir la planète. Cette nature, nous la désirons au plus profond de nous. Non seulement elle est belle, mais l’attrait qu’elle exerce sur nous est véritablement inscrit dans nos gênes. Rien ne vaut les sensations que nous procurent la nature. Les chaudes et douces caresses du soleil, le bruit des feuilles dans le vent,  le parfum de la résine de pin qui nous accompagne sur le sentier,  l’eau fraîche du torrent ou du lac. Des sensations heureuses qui sont loin d’être superficielles si l’on en croit les chercheurs. La nature améliore nos facultés cognitives, réduit le stress et le risque de dépression, etc. Plus encore : selon une étude anglaise publiée en juin, les personnes qui y passent deux heures par semaine sont en meilleure santé physique et mentale.
Hélas, sur Instagram notamment, ce besoin de s’imprégner de la nature est perverti par un autre, plus pressant, celui de se mettre en valeur. Le professeur adjoint en sociologie John D. Boy a étudié Instagram et interviewé certains de ses membres. D’après lui, pour ceux qui recherchent la reconnaissance des autres, il y a quelque chose de rassurant dans la copie, le mimétisme. C’est un moyen sûr de montrer que l'on faites partie d’une communauté. Par exemple, si vous voulez prouver que vous appartenez à la crème de la crème des aventuriers, et que vous publiez votre selfie au sommet d’une montagne qui a déjà fait l’objet de nombreuses publications, vous affirmez que vous appartenez à ce groupe, analyse John D. Boy. Un besoin d’appartenance qui pousse certains grimpeurs, randonneurs, touristes… à faire un peu n’importe quoi.

C’est pourquoi Instagram regorge de photos en tous points identiques, copiées les unes sur les autres, dans le seul but d’affirmer. J’y étais ! je l’ai fait ! je suis des vôtres ! Il y a même des comptes qui dénoncent avec ironie ce type d’images en publiant  des mosaïques de ces clichés C'est le cas d'Insta Repeat (@insta_repeat). 



Luisa Jeffery, une « influenceuse » comme on dit maintenant, a lancé un compte Instagram Youdidnotsleepthere [Tu n’as pas dormi ici] en 2015 après un voyage de groupe au Grand Canyon, en Arizona. Un ami lui avait proposé de monter une tente dans le seul but de la prendre en photo au milieu des époustouflants paysages rocheux du parc national. Or, le camping n’y bien entendu pas autorisé. C’était pour le show, rien d’autre. En fait, de plus en plus de gens font ce genre de choses. Rien de grave nous direz-vous. Nous, on pense que si, car les gens ont aussi de moins en moins de recul.
Nous sommes des amateurs de nature et des passionné de montagne. Et les sommets n'ont pas besoin d'être bien hauts ou difficiles à atteindre pour  satisfaire notre soif de grands espaces. Les 25 bosses de Bleau à 60 km de Paris peuvent largement suffire ! Enfin,... jusqu’aux prochaines vacances, parce que vivre autour de Paris… Pas besoin non plus d'aller à l'autre bout de la planète ou de gravir l'Everest, une simple randonnée dans les moyennes montagnes de France comblera bon nombre d'entre nous. Mais voilà, quand on s'est tapé quelques heures de montée en plein cagnard sur des sentiers plus ou moins raides et que l'on débouche au beau milieu d'une foule de gens en tongs, short et autres vêtements totalement inadaptés, le choc avec le tourisme de masse peut être violent ! Et c'est dégoulinant de sueur que l'on essaie de traverser cette foule bruyante et bigarrée pour gravir les derniers mètres sous les regards tantôt moqueurs tantôt admiratifs. « Mais bon dieu, d'où ils sortent tous ces...! Ahhhh, mince, un téléphérique... » Eh, oui, les stations de ski et leur remontées mécanique tournent aussi l' été. Mais bon, après tout, pourquoi pas. Si ces gens viennent eux aussi profiter des joies de la nature et de la montagne.

Le problème c'est que parmi eux, il y a de moins en moins d'amis de la nature. Aucun respect pour la faune, la flore et les autres visiteurs ! Vous nous direz, en payant leur billet aller retour au sommet du Puy du Sancy, du Puy de Dôme ou des aiguilles de Chabrières (Ecrins), ils font vivre le tourisme local.  Mais les conséquences sur les espaces naturels ne doivent pas être oubliées pour autant : problèmes de stationnement, de gestion des déchets, faune et flores menacées, érosion accrue, plein de nuisances qui obligent les responsables locaux et autres gestionnaires de ces espaces à aménager, réglementer, interdire… Et au final, l’expérience de pleine nature est totalement gâchée pour bon nombre de visiteurs. 



D’ailleurs, les amateurs d'une nature plus authentique le savent et évitent donc soigneusement ces spots touristiques. Dans leur quête de nouveaux sites insolites et grandioses, ils se tournent vers la toile (faut bien vivre avec son temps) à la recherche de l’inspiration.
Vous avez sans doute tous vu une ces magnifiques photographies mettant en scène une personne seule face à l'immensité d'un paysage à couper le souffle. Puis, vous vous êtes peut-être dit : c'est là que je veux aller ! Ce que ces images ne disent pas, c'est comment elles sont prises et parfois retouchées pour provoquer cet effet "Whaou". La Patagonie et son massif du Cerro Torre, la Norvège et sa falaise de Trolltunga, la montagne Vinicunca, la montagne aux sept couleurs dont les sommets striés de turquoise, de rouge et d’ocre font un tabac sur Instagram. Les grimpeurs n’échappent pas à la toile, Kalymnos et son célèbre pendule face à l'île de Telendos, l’Afrique du Sud et ses blocs défiant l'équilibre comme celui du Rhinocéros, etc. sont elles aussi des images incontournables pour notre communauté.















Parmi les spots à la mode sur Instagram, le parc britanno-colombien de Joffre Lakes est sans aucun doute photogénique d’un bout à l’autre, mais c’est un tronc d'arbre à demi immergé, devenu légendaire,  qui fait venir des milliers de touristes en quête d'une photographie mythique de soi ! L’image de soi, c’est bien là le problème de notre société de plus en plus tourné vers l’Ego. Ce que vous ne savez peut être pas à propos de ces images parfaites, c'est l'envers du décor.







C'est ce qu’a raconté notamment Justine de l’Église dans un reportage pour Ici Radio Canada : « De l'autre côté de l’appareil, une vingtaine de personnes font la queue pour reproduire la même scène, sur la même bûche. Plusieurs petits groupes gravitent tout autour. En trame sonore : le bourdonnement des discussions, ainsi qu’un haut-parleur portatif (...)

Une jeune femme accroupie, téléphone à la main, mène la séance photo avec brio.

- Encore une!

- C’est bon!

- Prochain!

Dans la file, on se recoiffe, on enlève des couches de vêtements malgré l’air frisquet. On se met même en maillot de bain : sur les photos, il fera chaud. Moqueurs, des passants crient de faux encouragements. « Go! Go! Go! » « Do it for the gram! » [Fais-le pour (insta)Gram]
Une randonneuse tente de se frayer un chemin parmi la foule. Excusez-moi! Excusez-moi! J’essaie de passer! Agacée, elle pique brusquement ses bâtons de marche dans le sol. Lorsqu’elle dépasse enfin le groupe, elle laisse échapper un soupir exaspéré. Un couple s’arrête devant la bûche. Il observe la file, estime le temps d’attente, hésite. Le garçon adresse un sourire d’excuse à sa douce. Je ne pense pas que ça en vaille la peine, souffle-t-il, avant de poursuivre son chemin sur le sentier. La jeune femme ne répond rien. La déception se lit sur son visage. Lentement, elle regagne le chemin vers la sortie du parc, les yeux fixés au sol. »
Depuis que cette photographie est devenue virale sur internet en 2016, la fréquentation du lac a fait un bon passant d’une moyenne de 52000 par an à plus de 183 000 !
Et bien entendu Joffre Lakes n’a pas le monopole des foules avides de jolies photos. Depuis que je m’intéresse au sujet, je ne cesse de trouver de nouveaux exemples. A Trolltunga, « langue de troll » en français, les photographes amateurs débarquent par milliers pour s’immortaliser dans des postures de plus en plus improbables sur ce surplomb dominant 700 mètres de vide. En 2016, il a accueilli 90 000 personnes contre seulement 800 6 ans plus tôt ! une hausse notamment attribuée aux réseaux sociaux. Là aussi, ce que ces images ne disent pas, c’est qu’il faut parfois attendre des heures pour avoir le « droit » de s’avancer dans le vide ! Et bien entendu, cet afflux de touristes mal préparés pour une randonnée de 10 heures en montagne a aussi entraîné une hausse du nombre d’opérations de secours ! 

Quant à la fameuse montagne arc en ciel du Pérou, l’endroit a été découvert il y a environ cinq ans par les touristes, là aussi principalement grâce aux réseaux sociaux (en anglais). Aujourd’hui, près de 1000 personnes (en anglais) s’y rendent chaque jour, ce qui amène les environnementalistes à s’inquiéter pour l’intégrité de ce milieu naturel. Pour accueillir les touristes, on n’a pas hésité à détruire une zone humide pour y construire une aire de stationnement et le sentier de terre qui s’est gravement érodé s’est aussi effondré par endroits, selon une touriste ayant visité les lieux en 2016 et en 2018.
Hélas, on peut multiplier ces exemples à l’infini ! Mermaid Pools, fermée ! Maya Bay, fermée ! Vance Creek Bridge, démoli ! Pourquoi ? A cause du manque de respect et d’éducation des touristes !
En effet, les piscines naturelles MermaidPools (en anglais), à Matapouri, en Nouvelle-Zélande, ont été polluées par les serviettes hygiéniques, la crème solaire, l’urine et toutes sortes d’autres déchets laissés par ces touristes finalement bien peu amoureux de la nature qu’ils étaient venus rencontrer. L’endroit est désormais fermé aupublic pour une durée indéterminée. Idem pour plage thaïlandaise de Maya Bay rendue célèbre par le film avec Léonardo Di Caprio et qui a été très sérieusement endommagée par l’afflux de touristes. Encore plus radicale, le Vance Creek Bridge, un pont désaffecté  en arc-boutant et érigé en pleine forêt, a dû être démoli (en anglais) à la suite d’actes de vandalisme répétés. Situé dans l’État de Washington, aux États-Unis, il était devenu populaire en 2012, après que des membres de la plateforme l’ont géolocalisé (en anglais).







Mis bout à bout, ces exemples ont de quoi choquer. Et pourtant, ils ne cessent de se multiplier !
Mais quel rapport avec l’escalade ou les sports nature en France ?
Une belle image, une de celles qui font rêver, peut influencer toute une génération. Prenez le cas du sac à magnésie dans lequel, nous, grimpeurs, plongeons allègrement les mains. Si son usage a été considérablement popularisé au point de devenir la norme pour tous les grimpeurs à partir des années 80, c’est en grande partie à cause des images du regretté Patrick Edlinger. L’icône des années 80-90 nous en a donné l’idée à force de le voir faire à la Une des magazines, pendu d'une main à un surplomb, l'autre fouillant la poudre blanche.  
Sur la Tl²B nous avons alerté à mainte et mainte reprises sur les mauvais comportements de certains grimpeurs qui ont parfois entraîné l’interdiction d’un site. A la Capelle, un site de blocs situé sur une propriété privée, c’était le problème des déchets (notamment PQ et serviettes hygiéniques…) et du risque d’incendie lié au feux de camp et fumeurs sans cendrier. A Rockland, en Afrique du Sud, là aussi ce sont ces mêmes déchets abandonnés qui ont entraîné la fermeture de certains secteurs. En Espagne, l’abus de magnésie a conduit les autorités à prendre des mesures. 

Côté randonnée, c’est guère mieux. Plus c’est facile d’accès, moins le public est respectueux du site et le PQ s’amoncelle derrière chaque bosquet ou rocher un peu à l’écart du sentier. Côté érosion, il suffit de parcourir les volcans d’Auvergne pour constater les dégâts provoqués par un grand nombre de visiteurs ! L’érosion est telle que les montées au puy de Dôme et au Puy du Sancy ont nécessité de très lourds travaux pour créer un cheminement hors sol. Rarement un sommet n’a été aussi facile à gravir. Une balade en cabine de téléphérique puis une lente montée sur un escalier de bois de 864 marches, vous permettent d'accéder au plus haut sommet d’Auvergne. Pauvres randonneurs qui sont partis depuis la Maison du Parc en bas de la vallée de Chaudefour pour en faire le tour et qui après trois à quatre heures de montée en pleine nature se trouve au beau milieu des touristes équipés comme pour descendre les Champs Elysées ! Quant à aux puys moins célèbres mais beaucoup plus beaux, certains sont désormais interdits à la randonnée et ce, d’autant plus facilement qu’ils sont situés sur des propriétés privées. Ainsi la montée au Puy Pariou est totalement aménagée, interdite aux groupes et aux vététistes et celle de son voisin, le Puy de Côme est interdite par arrêté municipal depuis 2002. Et on comprend vite pourquoi, les randonneurs franchissant sans scrupule les interdictions !

Puy Pariou, Auvergne, Août 2019
Puy Pariou, Auvergne, Août 2019


Puy Pariou, Auvergne, Août 2019
Puy Pariou, Auvergne, Août 2019
Bref, en France, comme à l’étranger, pour ce qui est des activités outdoor, là encore, on peut multiplier les exemples à profusion !
Et donc, une fois encore, nous souhaitons alerter nos lecteurs, celles et ceux qui nous suivent depuis 10 ans comme ceux qui sont arrivés il y a peu de temps, sur l’impact de nos pratiques et la nécessité de respecter et faire respecter les sites naturels au risque de les voir détruits, mis sous cloche derrière des barrières ou totalement interdits !

A Fontainebleau, nous sommes de plus en plus inquiets pour l’avenir de la liberté de grimper en dehors des circuits. Plusieurs indicateurs clignotent à l’orange. La future signature d’une convention avec le Cosiroc en est un. Face à l’accroissement permanent du nombre de visiteurs venant consommer du cailloux, l’ONF se trouve dans la nécessité de réglementer l’accès aux sites d’escalade. Et les choses ne vont pas s’arranger avec la candidature de la forêt au patrimoine mondiale de l’UNESCO contrairement à ce que semble croire les AFF (amis de la forêt) ou la Mairie. Certes, un tel classement est un label de qualité qui appel à un comportement plus vertueux des visiteurs mais c’est aussi la garantie d’un accroissement notable du nombre de visiteurs. Des visiteurs qui, immanquablement vont créer d’avantage d’érosion et apporter plus de nuisances et de déchets. Le MondeDiplomatique a publié en juillet un article très intéressant sur ce sujet et plus particulièrement sur l’accroissement de fréquentation potentiellement catastrophique pour le site labellisé.
Donc en attendant, on vous invite à prendre du recul et à vous interroger sur la nécessité de mettre en avant vos exploits notamment vos photographies ou vidéos de vous grimpant au cœur d’une réserve biologique, escaladant un arbre remarquable pourtant interdit d’accès par une barrière, ou hurlant votre victoire sur un ridicule 7A en pleine nuit, etc. Bref à respecter les chartes de bonnes pratiques.







La grimpe de nuit est un truc qui nous hérisse le poils depuis bien longtemps (voir nos articles de 2013, ou nos rappels de 2018 et 2019 car c'est une vraie nuisance pour la faune. Finalement, ces images ne font que prouver la faiblesse physique des grimpeurs qui s'y adonnent, incapables qu'ils sont de réaliser ces escalades de jours lorsque les conditions météos sont plus chaudes... On provoque mais... bon.








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