La sylviculture irrégulière expliquée par un Technicien forestier

parcelle en régénération naturelle après coupe et nécessitant un engrillagement !
Celles et ceux d'entre-vous qui nous suivent sur facebook connaissent déjà notre éco-respondant Gaëtan Chetaille qui intervient régulièrement pour éclairer de ses commentaires nos articles sur la sylviculture. Gaëtan est technicien forestier dans le secteur privé. En lecteur habitué de notre rubrique sylviculture, il s'est proposé pour la rédaction d'un article sur la méthode de sylviculture du traitement en futaies irrégulières, alternative souvent évoquée dans nos lignes pour éviter les coupes rases si décriées en forêt périurbaines et à Fontainebleau en particulier ! Rappelons que c'est la méthode qui sera la base de travail des vingt prochaines années à Fontainebleau suivant la présentation du Nouveau plan d'aménagement forestier (relire notre article à ce sujet)

La sylviculture irrégulière, mais c’est quoi ce truc en fait ?

Quand je parcours l’excellent site de la Tribune Libre de Bleau et que je me rends dans la rubrique consacré à la gestion forestière, je remarque un grand nombre de critiques quant aux pratiques de sylviculture actuelles. J’entends, notamment de la part des urbains et des périurbains, naturalistes, photographes, les mots « massacre », « destruction », … souvent accompagnés d’insultes plus ou moins forte à l’égard des forestiers.

Les plus avertis et renseignés en matière de foresterie prônent ensuite l’abandon de ces pratiques au profit de méthodes « alternatives », que l’on peut décrire comme le « bio de la forêt » ! J’ai donc proposé à la TL²B de rédiger ce bref article afin d’expliquer les tenants et aboutissants de ces autres méthodes.

Pourquoi ces grandes coupes rases ?

L’opération forestière qui cristallise le plus grand nombre de critiques est sans conteste la coupe rase. Celle-ci consiste tout simplement en la récolte intégrale du peuplement en préalable à son renouvellement que celui-ci se fasse par régénération naturelle ou par plantation. Il s’agit d’une opération que l’on trouvera uniquement dans les peuplements réguliers, c'est-à-dire où tous les individus ont le même âge.

La coupe rase a pour effet négatif d’avoir un fort impact paysager, écologique et social. Mais pour garder un esprit objectif, il arrive que le forestier n’ai pas le choix que de procéder à cette opération, notamment dans le cas de peuplements malades ou à la suite d’une tempête. Certain objecterons que dans ces cas on pourrait laisser les arbres pourrir et la forêt se régénérer d’elle-même, mais dans le cas des forêts périurbaines, cette solution est obligatoirement écartée pour des raisons de sécurité publique.

Y’a-t-il des alternatives ?

parcelle en gestion irrégulière
avec gros bois
(forêt privée du Pays d'Armagnac)
Au-delà de la critique, où l’on clame haut et fort l’arrêt des coupes rases en forêt, la question est « y a-t-il des alternatives au coupes rases » et par extension à la sylviculture « régulière » ?

Les lecteurs assidus de la TL²B auront entendu parler de la sylviculture « irrégulière », où, à l’intérieur d’un même peuplement, on mélange des arbres d’espèces, d’âges et de grosseurs différents. Si des personnes croient que l’on va supprimer totalement les coupes en forêt avec cette méthode, ils se trompent grandement, je tiens à les en avertir ! On en réalise même plus souvent à des intervalles plus courts ! Et sauf si vous préférez que votre maison soit construite  avec une horrible charpente en métal et que votre vin vieillisse dans un fût en inox avec quelques copeaux de chêne, notre société aura toujours besoin de bois … 

On a rien compris ! C’est quoi alors cette fameuse sylviculture «irrégulière », où on mélange tout plein de truc ?

Dans le cas d’une sylviculture « régulière », lorsque l’on réalise une coupe, celle-ci ne répond qu’à un seul objectif : favoriser la récolte des plus beaux sujets. Les coupes d'éclaircie, où l’on ne coupe qu’une partie du peuplement, ont pour objectif de favoriser la croissance des arbres sélectionné pour rester. Et la coupe rase, comme déjà dit plus haut, n’a pour unique objet que la récolte nécessaire ensuite au renouvellement du peuplement.

En sylviculture irrégulière, il existe une coupe, dite « coupe de jardinage » répondant à l'ensemble de ces objectifs :  elle sert donc à la fois à favoriser la croissance des plus beaux sujets, à récolter les arbres arrivés à maturité et à renouveler le peuplement… Il n’y a donc jamais de coupe rase, puisque sur une même parcelle le peuplement est à la fois en régénération, en croissance et à maturité, on parle d’un peuplement en évolution continu.

C’est génial cette façon de faire, mais pourquoi on ne le fait pas dans toutes forêts de France ? Le forestier ne saurait-il pas le faire ?

parcelle en cours d'irrégularisation avec création de bouquet de régénération (forêt domaniale d'Auch)
(C) Gaëtan Chetaille
Bien sûr que si, toutes personnes qui ont fait les écoles forestières en France connaissent cette pratique. Mais entre la connaissance et la mise en œuvre il y a un premier fossé !

L’écologie forestière est d’abord le première obstacle à surmonter. J’ai parlé plus haut d’une croissance et d’une évolution continue du peuplement. Certain terrain très pauvre ne permettent pas de mettre en œuvre cette méthode.

Il y a ensuite les aspects inhérents au comportement de chaque essence d’arbre. Certaines espèces ne supportent pas d’être en concurrence avec d’autres. D’autres encore ne peuvent se régénérer avec sous couvert d'un peuplement adulte.

La méthode irrégulière nécessite donc une grande maîtrise technique car il faut maintenir un équilibre parfait entre jeune semis, arbre en croissance et arbre mature afin de ne pas rompre la continuité de l’évolution. La plupart des propriétaires privés ne sont pas aptes techniquement à mettre en œuvre ces méthodes et la formation, avec un technicien, demande du temps et des moyens financiers.

Comme la plupart des propriétés de France sont privées (on a tendance à l’oublier) et de petites tailles (moins de 4 hectares), la mise en œuvre de cette méthode de sylviculture, adapté uniquement aux grandes surfaces, est impossible. En effet, pour réaliser une coupe commercialisable (l’objectif d’une coupe reste la vente de bois), il faudra parcourir de plus grandes étendues afin d’avoir une quantité suffisante de bois à vendre et à régénérer.

Et bien ça en fait des obstacles, et les avantages alors ?

Si on arrive à mettre cette sylviculture en œuvre dans un peuplement, les avantages sont multiples.
Ils sont tout d’abord économiques, puisqu’à chaque coupe, on va récolter des arbres de gros diamètre et de grande valeur, équivalent à ceux que l’on récolte habituellement en fin de cycle en futaie régulière. 

Le rythme de coupe sera également plus soutenu et les rentrées d’argent plus régulière. En futaie régulière, on réalise une coupe tous les 15 à 20 ans contre tous les 7 à 10 ans en irrégulier. C’est particulièrement intéressant pour un particulier qui ne sera pas obligé d’attendre 50 ans avant d’avoir une vraie rentrée d’argent issue de sa forêt !


Régénération naturelle en hêtre et chêne après coupe d'éclaircie
Régénération naturelle en hêtre et chêne après coupe d'éclaircie dans un peuplement de pin
Franchard Cuisinière, FD Fontainebleau, (C) 2016 Greg Clouzeau


En matière d’écologie, un peuplement irrégulier représente un habitat beaucoup complexe. Les différentes strates végétales et différents éclairements favorisent la diversité d’espèces végétales ou animales. Le fait de ne pas passer en coupe rase permet de maintenir les sols notamment en zone de montagne et de limiter l’érosion par ruissellement, puisque l’eau suit son cycle normal par absorption. Enfin l’effet de stockage du carbone dans les sols forestiers est maintenu par une limitation de l’éclairement direct.

L’aspect social est la dernière chose favorisée par la sylviculture irrégulière. L’impact paysager est faible grâce à un couvert permanent. L’ambiance forestière continue avec des strates hétérogènes permet également l’amélioration de l’accueil du publique. Et enfin, même si je ne vais pas me faire des amis avec ce côté-là, les parcelles en traitement irrégulier sont des sites chasses privilégier avec l’amélioration de l’accueil des espèces chassables qui y trouvent nourriture et abris en abondance, dans un peuplement plus à même de supporter une pression cynégétique (notamment de cervidés : plus besoin de clôture).

Dernier avantage, du traitement irrégulier, c’est une meilleure résilience des futaies, c'est-à-dire leur capacité à résister et à se remettre d’un aléa extérieur. Les impacts des tempêtes et autres ravageurs des bois seront moins importants dans ces peuplement ce qui limite à la fois les pertes économiques, assure la continuité du couvert et n’interdit pas l’accès du public à l’espace forestier.
On assure donc le rôle multi-fonctionnel de la forêt.

Si on a tout compris, on est proche du cycle naturel ?
Oui et non !
Oui car on prend en compte l’aspect de renouvellement continu de l’espace forestier. Ce côté naturel est également renforcé par une intégration et une préservation du paysage, des sols et de la biodiversité. Le fait de voir plusieurs essences sur une même parcelle appuie enfin cette idée de ressemblance avec une forêt « naturelle ».


parcelle en régénération naturelle après coupe et nécessitant un engrillagement !
Parcelle de gauche en coupe d'éclaircie avant la récolte (coupe rase à venir)
A droite, parcelle en régénération naturelle après coupe et nécessitant un engrillagement !
Gorges d'Apremont, FD Fontainebleau (C) 2015 Greg Clouzeau


Et non car le terme « cycle » à tendance à faire croire que le traitement irrégulier serait la norme de la sylviculture, si on devait copier la nature ! 
C’est peut-être vrai en France ou en Europe, mais si vous discutez avec des forestiers nord-américains, ils vous diront que dans un cycle naturelle, tous les arbres ont le même âge et que le traitement régulier est celui qui se rapproche le plus du cycle naturel. 
Pourquoi ? 
Parce qu’outre-Atlantique, le principal facteur de renouvellement naturel d’une forêt est l’incendie, équivalent à une coupe rase !

D’autre part, nous avons pris la (mauvaise) habitude, en France, d’effectuer les plantations et donc la gestion régulière sur de grande surface avec des plantations ou régénérations en lignes, ce qui donne un visuel très monotone. 
Mais si l’on plante des arbres de façon anarchique sur de petite surface (on parle de bouquet ou de parquet) l’impact paysager n’est plus du tout le même et pourtant on est dans un peuplement régulier avec des arbres de même âge ! L’œil à toujours tendance à se focaliser sur le pire …

J’espère avoir répondu de façon suffisamment objective à vos interrogations sur les alternatives à la sylviculture conventionnelle, souvent mal comprise et mal accepter à juste titre, à Fontainebleau, mais aussi dans d’autre grande forêt périurbaine.

J’ai volontairement évité les aspects scientifiques et mathématiques du traitement irrégulier, mais si vous voulez en savoir plus, il vous suffira de jeter un œil sur les sites cités plus bas où vous trouverez notamment les documentations des différents CRPF (Centres Régionaux de la Propriété Forestière), destinées aux propriétaires de forêts. 
Je vous invite également à consulter l’AFI (Association Futaie Irrégulière) et de ProSylva France.
N’hésitez à me poser des questions en commentaire, sereinement et sans préjugés, j’y répondrai avec grand plaisir, dans la mesure de mes connaissances.

Gaëtan CHETAILLE
Technicien Forestier


http://prosilva.fr/html/index.html : site de la principale association de développement de la futaie irrégulière
http://www.cnpf.fr/ : portail du Centre National de la Propriété Forestière, où j'ai travaillé pdt 6 ans
http://www.foretpriveefrancaise.com/ : site de la forêt privée française, une mine de renseignements pour ceux qui souhaite trouver des infos sur la forêt en France 
A lire aussi : La régénération du chêne en futaie irrégulière, un article de Franck Jacobée devenu Responsable Accueil et diversité à l'ONF de Fontainebleau
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3 commentaires :

  1. Merci à Gaëtan Chetaille de nous avoir apporté son enrichissante analyse.
    C’est un bon article avec lequel je suis globalement d’accord mais qui appelle tout de même quelques commentaires.

    A propos de la nécessité pour les forestiers de recourir aux coupes rases. Il ne faut pas oublier, notamment sur Fontainebleau, la principale cause de cette nécessité qui est la mauvaise gestion passée de l’Office.
    En effet, les parcelles plantées en futaies régulières pendant la première moitié du XXème siècle, à une époque où la préoccupation écologique était balbutiante, contiennent aujourd’hui des individus qui présentent tous les mêmes caractéristiques ; essence, maturité, maladie, stress hydrique, etc. Par conséquent ces parcelles doivent effectivement être mobilisées dans leur intégralité, laissant un terrain nu qui mécontente les usagers, à juste titre. Les forestiers contemporains payent les errances du passé d’un « productivisme irraisonné ».

    A propos du cycle forestier naturel, il est illusoire de chercher à le reproduire dans des forêts de production, surtout dans des sols pauvres comme ceux de Fontainebleau. Il suffit d’aller dans les zones laissées sans entretien depuis plusieurs années, ou dans des forêts où l’activité humaine est absente pour mesurer à quel point le sol et sa richesse minérale nutritive est différente. Les arbres morts restant d’abord sur pied puis « recyclés » au sol par une faune spécialisée, enrichissent les sols et nourrissent les jeunes sujets et permettent ainsi à la forêt de conserver sa fertilité. La forêt cultivée ne peut être intrinsèquement pérenne et ce n’est pas en laissant au sol quelques houppiers à l’hectare qu’on réglera ce problème. Les forestiers le savent bien et ont parfaitement compris qu’il devenait urgent, face à l’état sanitaire de plus en plus inquiétant de la forêt de Fontainebleau, de changer de mode de culture en diversifiant les âges et les essences.

    Il est par ailleurs avancé que la culture régulière reproduit le cycle naturel des grandes forêts nord-américaines rasées régulièrement par le feu. Attention, ne pas oublier que le feu est paradoxalement d’un grand apport pour permettre la pérennité d’une forêt (sur un cycle long évidemment) : apport carboné et nutritif grâce aux arbres brûlés laissés in situ la plupart du temps et qui enrichissent lentement les sols pendant des dizaines d’années après le passage du feu. Ces sols ne sont donc pas comparables avec ceux de nos forêts entretenues qui s’appauvrissent inexorablement. L’INRA en est d’ailleurs tant conscient qu’il proposait il y a quelques années d’épandre des boues d’épuration (!) sur nos sols forestiers pour ralentir leur appauvrissement.

    Enfin une petite observation sur un sujet laissé de côté par l’auteur du texte, ce qui est logique puisque ce n’était pas directement le sujet. Le budget de l’ONF. Il est parfaitement souhaitable que l’office s’engage effectivement sur le chemin des plantations irrégulières. C’est une bonne chose. Mais comment diable pourront-ils concilier ce mode de production avec les diminutions toujours plus fortes d’effectifs et de moyens ? En effet, il est parfaitement logique de penser que la production irrégulière nécessitera davantage d’interventions techniques et d’expertises de terrain. Chaque parcelle ne pourra plus être livrée au bûcheron dans sa globalité mais devra être arpentée, chaque sujet observé et sa mobilisation sous-pesée. L’agent forestier n’aura d’autre alternative que de sillonner chaque parcelle, à échéance régulière pour désigner, individu par individu, ceux dignes d’être récoltés. Comment faire cela quand on connaît le manque de moyen et d’effectif actuel ? Sauf à considérer que le nouveau plan forestier intègre quelque funeste destin pour l’ONF, il est difficile de concevoir un tel fonctionnement avec le peu de moyens qui lui sont aujourd’hui accordés. Gaëtan peut-il nous donner son avis à ce sujet : plus ou moins de travail pour les forestiers dans une culture irrégulière ?

    Merci.

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  2. Merci pour votre sympathique commentaire.

    Je ne débattrais pas des moyens alloué à l'ONF, qui souffre comme pour chaque administration.
    En ce qui concerne les erreurs de gestion passé, ce sont des erreurs de notre point de vue en 2016 ! Il faut bien comprendre le contexte au début du XXe. On parle d'une époque ou l'objectif de la sylviculture était avant tout la lutte contre la déprise agricole. De même, les connaissances en sylviculture moderneétait blbutiante. Les premiers travaux réellement abouti sur la sociologie des essences ne date que de 1970 et les premiers catalogues de station forestière. Tel que je le comprends, nos pairs ne commétait pas d'erreurs au regard du contexte forestier et de l'état de leur connaissance.

    En ce qui concerne la remarque sur les feux de forêt je n'ai pas remis en cause les avantages de cet aléa.

    Enfin pour répondre à votre question sur le plus ou moins de travail pour le forestier en irrégulier, je dirais qu'il s'agit avant tout d'une approche différente qui est plus scientifique et mathématique en préalable. Ce qui demande le plus de travail c'est le tri des bois et une méthode de commerce qui n'est pour l'heure pas encré dans l'ADN de l'office où l'enchère reste la règle. C'est une démarche différente qui nécessite pour certain forestier une remise à plat de ses réflexions. Pour avoir travaillé sur les deux méthodes, il n'y a plus de travail, mais seulement une différence d'approche.

    Cordialement.

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  3. Cet article est très intéressant car il aborde modestement le point "dur": comment passer d'une futaie régulière à une futaie irrégulière, sans même prendre en compte la perte financière que cela implique? Est-ce possible sylvicolement parlant ? Sur quelle échelle de temps? Autrement dit, quand récolter les premiers fruits de cette opération? Je suis un forestier très ouvert sur ce sujet, mais je considère que le fond du débat réside dans la demande de bois, la production calendaire en "régulier" me semblant très supérieure à "l'irrégulier". Me trompe-je ?

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